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Vivre à Genève en ne parlant qu’anglais, un privilège de diplomate?

L’ODAE a suivi le cas d’Analyn. Cette travailleuse philippine anglophone, après vingt ans passés à Genève et une régularisation Papyrus, a perdu son permis de séjour parce que son niveau de français n’était pas le bon. Témoignage.
Droit des étrangers

Dans la Genève internationale d’aujourd’hui, il semble presque impensable d’être pénalisé pour ne parler que l’anglais. Car toutes les grandes institutions qui font la renommée de la ville (CICR, ONU, etc.) fonctionnent dans cette langue et on n’imaginerait pas exiger un niveau minimal de français des diplomates afin de valider leur droit de séjour en Suisse.

Et pourtant, c’est à son niveau insuffisant de français qu’Analyn1>Prénom d’emprunt., ressortissante philippine, anglophone et habitant Genève depuis près de vingt ans, doit la perte de son permis de séjour. Elle était arrivée en Suisse en 2006, à l’âge de 47 ans. Malgré l’absence de permis de séjour, elle a rapidement réussi à trouver un emploi dans les nettoyages. Parler anglais n’était pas un souci: de nombreux employeur·euses à Genève échangent dans cette langue.

Quatorze ans plus tard, Analyn bénéficie de l’opération Papyrus. Cette initiative lancée par le canton de Genève en 2017 permet à 2390 personnes sans-papiers, œuvrant depuis plus de dix ans au fonctionnement économique du canton, d’être enfin régularisées. L’opération clarifie les critères à remplir pour obtenir un permis. Parmi ceux-ci, il faut notamment démontrer avoir atteint un niveau de français A2.
Analyn obtient donc un permis B qui lui permet d’enfin signer un contrat de travail à durée indéterminée avec une entreprise de nettoyage. Le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) conditionne toutefois le renouvellement de son statut à la présentation d’un «certificat Fide»2 de langue française de niveau A2, conformément aux exigences Papyrus. A côté de son travail à 70%, Analyn suit six heures de cours hebdomadaires de langue. Malgré cela, elle ne parvient tout juste pas à obtenir le niveau requis: le résultat de son examen Fide démontre un taux de réussite de 58%, alors qu’il faut 65% pour atteindre le niveau A2.

A l’âge de 64 ans, Analyn explique au SEM qu’elle rencontre des difficultés particulières du fait de son âge et de ses problèmes de santé ainsi que du temps consacré à la recherche d’un emploi complémentaire pour améliorer sa situation financière. Elle demande un délai supplémentaire pour essayer d’améliorer son français. Le SEM accepte, mais fin 2023 Analyn échoue à nouveau au test et transmet un nouveau certificat de niveau A1.

En avril 2024, le SEM refuse de prolonger son autorisation de séjour et prononce son renvoi de Suisse. Analyn recourt auprès du Tribunal administratif fédéral, mais celui-ci estime que le recours est dénué de toutes chances de succès et l’affaire est classée. Usée par les démarches, Analyn décide finalement de repartir aux Philippines, pays qu’elle a quitté vingt ans auparavant.

Bien que des critères clairs pour la régularisation constituent une protection contre l’arbitraire, leur application rigide, sans considération des particularités de chaque situation, est non seulement contraire à la loi (les art. 30 LEI et 31 OASA demandent de tenir compte des spécificités personnelles), elle est également discriminatoire puisqu’elle bloque l’accès au séjour pour toute personne qui ne correspond pas au profil idéal de la «bonne personne migrante». L’intransigeance du SEM dans le cas d’Analyn, qui maîtrise une des langues les plus parlées de Genève, paraît d’autant plus disproportionnée que les autorités cantonales genevoises exigent seulement un niveau de français A1 pour le renouvellement du permis B des personnes régularisées hors du cadre Papyrus.

Il semblerait donc logique que le français d’Analyn soit jugé suffisant, d’autant compte tenu de son âge et des efforts qu’elle a déployés pour atteindre seule une stabilité professionnelle et financière. Mais il semble qu’à Genève, parler uniquement anglais soit un privilège réservé à celles et ceux qui évoluent dans les hautes sphères des organisations internationales ou financières.

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